Raphaël - 1511

Le triomphe de Galatée

par Elodie Aliadière

Le triomphe de Galatée est une fresque de petite taille (2,25 x 2,95 m), proportionnellement aux dimensions habituelles des fresques classiques. Elle fut commandée à Raphaël en 1511, par le banquier Augustin Chigi, pour sa villa des bords du Tibre, aujourd'hui appelée la Farnésine. L'oeuvre fut achevée vers 1514. Il s'agit du premier sujet mythologique traité par le peintre depuis Les Trois Grâces de 1501.
 

LE MYTHE
Dans la mythologie grecque, Galatée est la fille de Nérée et de Doris. Elle vit au large de la Sicile, où le cyclope Polyphème (fils de Poseïdon et de la nymphe Thoosa) fait paître ses moutons et ses chèvres. Ce dernier tombe amoureux d'elle et la poursuit. Mais Galatée, qui lui préfère le jeune berger Acis, repousse les avances du géant, ayant en horreur son corps monstrueux. Le jeune couple arrogant se moque des démonstrations grotesques de Polyphème et provoque sa jalousie. Pour se venger, il ramasse un énorme rocher et écrase le jeune berger. Galatée, le coeur brisé, fait jaillir une source sous le rocher et fait d'Acis le dieu du cours d'eau.
Dans une autre version, Acis n'existe pas et Polyphème fini par gagner le coeur de Galatée en chantant et en jouant de la flûte.
La scène représentée dans cette fresque est relatée dans un poème du Florentin Ange Politien. Raphaël a choisi l'épisode où Galatée, dans une conque tirée par deux dauphins, vogue sur les eaux, se riant des chants malhabiles du cyclope qui tente de la séduire.

DESCRIPTION
La fresque est divisée en quatre parties égales (figure 1) par un axe vertical marqué par le personnage de Galatée, et par un axe horizontal qui correspond à la ligne de l'horizon. Ces deux axes se coupent au centre exact du tableau. On voit que dans cette double symétrie :
- la surface du ciel est égale à celle de l'eau.
- la partie située à gauche du personnage central de Galatée est équivalente à celle de droite.

Le personnage qui souffle dans le coquillage à gauche de l'image et celui de droite qui joue de la trompette se font écho, ainsi que les deux couples marins et les deux Amours qui sont de part et d'autre de Galatée. De même, le troisième Amour placé au dessus d'elle rappelle celui du bas.
Le format vertical et rectangulaire de la fresque insiste sur ce dernier parallèle entre le haut et le bas, tiraillement dont la notion sera développée ensuite.
Autour de ces deux perpendiculaires, le peintre a habilement placé les personnages, suivant la forme d'un losange, dont Galatée et l'horizon forment les diagonales.
Cette composition donne à la fois une sensation d'équilibre et de mouvement, puisque l'on a en même temps des symétries et des diagonales dont les directions s'opposent. On retrouve ce type de construction dans la Résurrection, de 1501 (figure 2), puis, plus tard, dans la Madone Sixtine vers 1514 (figure 3).


Les postures des personnages sont très naturelles et en même temps, construisent l'image. En effet, ce n'est pas tant l'emplacement des personnages dans l'image qui compose le losange, mais principalement l'attitude des corps, la direction des membres.
Le côté AB du losange commence sur le personnage qui souffle dans le coquillage se poursuit le long du corps de l'Amour de gauche, pour finir sur l'avant-bras droit de l'Amour du haut.
Le côté CB s'amorce sur le visage du joueur de trompette continue avec l'Amour de droite et s'achève sur l'épaule de l'Amour du centre.
Le côté DC suit la ligne formée par le corps de l'Amour du bas ainsi que celle du corps du joueur de trompette.
Enfin, le côté DA est marqué par la jambe et le bras de la femme de droite ainsi que par l'avant-bras de celui qui souffle dans le coquillage.

On a un mouvement à la fois convergent et divergent (figure 4) créé par le jeu des lignes et des regards. Les flèches des Amours, les rênes, l'axe des corps des deux couples, convergent vers le visage de Galatée. Ces différents rythmes nous ramènent au centre du losange, au centre de la fresque.
A l'inverse, le mouvement divergent est marqué par l'attitude des deux musiciens, tournés vers l'extérieur. Les regards du personnage aux sabots de cheval, et celui de la nymphe de gauche, sortent aussi de l'image.
Mais cette volonté de montrer l'éclatement depuis le centre de la fresque est principalement mis en valeur par le visage de Galatée qui lève les yeux au ciel vers la gauche. Elle regarde en arrière, endroit d'où doit venir la mélodie chantée par Polyphème. La représentation du géant aurait dû se situer sur le mur de gauche. L'Amour, caché derrière son nuage avec ses flèches, seul personnage qui ne trouve pas son écho dans la composition invite notre regard à aller dans sa direction, et à sortir de la fresque. Cette ligne ascendante est aussi renforcée par le visage de l'Amour du bas, qui regarde dans la même direction que Galatée.

Ici Raphaël a modelé les corps en fonction de sa composition. Ce sont eux qui créent la structure de l'image. Il ne part pas d'une figure observée pour composer autour mais au contraire, il construit d'abord la structure pour ensuite y intégrer les différents éléments.
Les attitudes ont une grande dynamique qui reste cependant naturelle et aisée. Chaque mouvement a un contre mouvement. On ressent, dans ses figures, la très nette influence de Michel-Ange.

COULEUR ET LUMIÈRE
Dans cette image, les contrastes forts ne se situent pas au niveau des valeurs. Les passages de l'ombre à la lumière se font de manière très subtile. Les zones sombres ne sont pas brutalement plaquées mais sont amenées par de doux camaïeux. L'image est assez claire, toute la surface de la fresque a à peu près la même valeur, mis à part les deux dauphins, qui marquent une zone sombre.

Il faut garder l'idée que la technique de la fresque induit un tel traitement des valeurs. En effet, les pigments mélangés à l'eau sont posés sur le mortier frais, qui en séchant fixe la couleur. Cette technique n'autorise pas l'empâtement, ni le fait de revenir ultérieurement sur le travail. Aussi, les couleurs posées en lavis successifs sont-elles très transparentes, et ne permettent pas d'obtenir des valeurs très sombres. D'autre part, la réaction chimique provoquée par le séchage du mortier à base de chaux donne une certaine unité aux différents tons, une douceur, une délicatesse spécifique à la fresque.

Si cette scène est peu contrastée dans ses valeurs, en revanche, on a un fort contraste de couleurs et de saturation. Les tons chauds de la chair s'opposent aux tons froids du ciel et de l'eau. Ici, la carnation est traitée avec beaucoup de délicatesse, dans une gamme de couleur vaste et nuancée. Le carmin fort saturé du drapé s'oppose à des tons plus rabattus, comme celui des dauphins ou de la mer.
Le drapé rouge emporté par le vent vers l'arrière laisse apparaître le buste de Galatée qui s'avance comme sortant d'une trouée. Cette impression est rappelée par la pose de la nymphe de gauche dont seuls le haut de son corps et la jambe droite sont apparents (comme pour Galatée). Le bras qui lui cache le ventre, la tire dans la même direction que celle du drapé rouge. Et de même que le personnage central elle sort de ces bras en se tirant vers l'avant.
Le rapport de couleur entre le tissu carmin et la chair de Galatée est repris par la peau rougie du personnage marin et la carnation pâle et rosée de la néréïde. En fait, ce premier contraste est transposé plus bas en un peu plus clair. Cet écho visuel renforce le mouvement ascensionnel jusqu'au visage central, les deux éléments étant sur une même ligne.

LES PERSONNAGES, L'ESPACE ET LA SCÈNE
Chez Raphaël on voit la très nette évolution de la représentation des personnages et de l'espace par rapport à ses premiers tableaux. Par exemple, dans la Résurrection de 1501, Raphaël reste proche de l'imagerie médiévale, car bien que l'on ait un espace avec différents plans, la taille des personnages est relativement proportionnelle à leur importance, et les poses restent figées.
Dans cette fresque, au contraire, les attitudes sont extrêmement libres et naturelles. Les volumes des corps sont modelés de façon sensible et vivante. Les personnages sont appréhendés par rapport à leur espace, dans une perspective totalement assimilée. D'ailleurs, ce traitement de l'espace permet d'amplifier les mouvements d'avancée ou de recul dans les attitudes.

La suite divine qui entoure Galatée de haut en bas, de droite et de gauche, l'entoure aussi d'avant en arrière : on a dans un premier plan l'Amour posé sur l'eau, ensuite le premier couple, puis, derrière le personnage central, on voit les deux musiciens et le second couple.
Ainsi, Galatée se trouve au centre de l'image, dans sa hauteur, dans sa largeur et dans sa profondeur. Sa pose résume en quelque sorte la totalité de la composition. Elle traduit la dynamique d'avancée qui s'oppose à celle du drapé qui la tire vers l'arrière, le mouvement contradictoire de ses bras tendus vers la droite, alors que le tissus flotte sur la gauche, les dauphins qui la traînent vers le bas, quand son regard se perd dans le ciel. Le peintre attache aussi une attention toute particulière à l'expression profondément humaine de la divinité. La douceur du visage et du rendu de la peau ne peut que rappeler l'admiration qu'a le peintre pour Léonard de Vinci.
Toute l'émotivité et la dynamique de la fresque sont traduits dans ce seul personnage. Galatée, tiraillée entre la mélodie du géant et son univers marin, prête une oreille rêveuse à cette musique. Elle se laisse entraîner par les dauphins à l'air cruel loin de celle-ci.

Dans cette scène, tous les personnages représentés sont divins. Seuls les dauphins sont, dans la théorie, des êtres vivants normaux. Pourtant, ici, ce sont les plus proches d'un univers fantastique, et en apparence les moins réels; ils ont un aspect assez plat. Leur représentation pourrait faire penser à celle d'un motif. Les nageoires ont un côté décoratif, et la gueule semble presque monstrueuse ; les dauphins ont un caractère cruel rendu par le détail des dents, et du poulpe que celui du premier plan tient entre ses mâchoires. Peut-être leur représentation est-elle différente (ils marquent aussi la zone la plus sombre de l'image) pour que l'on remarque leur caractère malin du fait qu'ils détournent la néréïde de l'Amour en l'emportant au loin.

Les divinités ont un aspect très humain. Les trois néréïdes ressemblent à des femmes comme les autres. Les cinq Amours se reconnaissent à leurs attributs : une paire d'ailes et des flèches. Les autres divinités sont des êtres hybrides : homme à queue de poisson, homme à pattes de cheval, ailes et queue de poisson, personnage ayant des sortes de plumes le long des cuisses. Les éléments rajoutés sont toujours peints avec le même caractère que la chair. Aussi, ils s'intègrent aux corps. Chaque individu semble avoir son propre caractère. Leurs expressions sont profondément humaines.

La scène est présentée sur l'eau. Le terme sur "l'eau semble" particulièrement approprié puisque celle-ci semble solide. Les personnages sont comme posés sur les flots. Cela est flagrant avec l'Amour qui repose sur la mer et dont le tissu qui l'entoure rappelle le motif du coquillage. On a aussi ce sentiment avec l'homme à queue de poisson, et avec celui au corps de cheval dont les sabots sont posés sur la surface, leur ombre étant portée comme s'il s'agissait d'un sol rigide. A aucun moment, on n'a l'illusion d'une pénétration dans le liquide. Seul le poulpe dans la gueule du dauphin crée un lien entre les personnages et l'eau. Etant entre les mâchoires de l'animal, il fait partie des vivants. Mais ses tentacules semblent se mêler à l'eau. Cette impression est renforcée par le motif de celles-ci : elles forment de petites vaguelettes. Ce motif est repris de façon atténuée, ponctuellement, sur la surface de la mer pour signifier l'eau. Grâce à ce mode de représentation, Raphaël parvient à nous donner l'illusion d'un espace qui est celui de l'univers marin.
En fait, cette sorte de platitude du décore permet aux figures de se détacher et de prendre toute leur importance. Les corps apparaissent comme sujet principal et le fond reste présent sans être abstrait.

CONCLUSION
A travers cette oeuvre, on comprend aisément la si grande renommée du peintre qui à traversé les différentes époques. On y trouve l'expressivité, la douceur des visages, la vie dans les poses, l'harmonie dans le modelé des corps. Son habileté à composer avec les différents éléments du sujet qu'il peint est incontestable.

Les artistes de la Renaissance ont acquis les valeurs antiques hellénistiques (mouvement, passion, sentiment, grotesque) en vue de les développer. A travers cette fresque, Raphaël nous montre une synthèse de ces différentes valeurs. Tout comme Léonard de Vinci et Michel-Ange, il marque en quelque sorte l'apothéose de la Renaissance. Mais la composition de Raphaël est en même temps très calculée, mesurée, elle dénote une grande rigueur, notions qui annoncent leclassicisme à venir.