Du cavalier bleu à l’art abstrait

par Elodie Aliadière

Vassily Kandinsky et Franz Marc sont à l’origine du mouvement Der Blaue Reiter (le Cavalier Bleu). Au départ, les peintures de ce groupe sont encore très figuratives, mais a force de recherches pour rendre la spiritualité de la peinture, les œuvres s’orientent rapidement vers le signe et la couleur.

Si elle reste dans un premier temps toujours attachée à une certaine observation de la réalité, petit à petit, la peinture va glisser vers une abstraction de plus en plus radicale où le lien avec le monde réel disparaît peu à peu et où au final, la peinture n’est plus travaillée que pour elle-même.

Le cavalier bleu marque les prémices de l’art abstrait. Les premières œuvres de ce mouvement restent encore très figuratives. Mais l’approche spirituelle de la peinture dépouille peu à peu l’image  de son aspect narratif et anecdotique. Les formes sont simplifiées et l’expression se tourne vers une recherche autour du signe et de la couleur.

 

Les signes graphiques sont présents, comme pour rattacher encore à une certaine réalité figurative. Ils donnent des sortes d’indices, des indications, pour évoquer tel ou tel élément.  Telle forme peut indiquer un œil, tel angle peut suggérer l’architecture d’une maison. On est déjà dans un univers poétique abstrait, un espace avec des jeux de lignes et de surfaces colorées où persistent encore des signes mystérieux qui peuvent évoquer des possibles imaginaires.

Mais on voit au début que le lien au monde concret n’est pas encore si loin. On peut supposer que malgré l’aspect abstrait de nombre de toiles, les artistes qui les ont réalisés sont partis d’une observation du monde réel pour créer leurs images.

Par exemple, quand Paul Klee peint Clair de lune à Saint Germain avec un agencement de rectangles colorés, il nous donne malgré tout quelques indices en dehors du titre qui nous permettent tout de même d’y lire un paysage citadin :  le cercle blanc qui se découpe sur le fond bleu suggère bien sur la lune dans le ciel, et une forme triangulaire évoque le toit d’une maison.

Ces indices sobres et discrets gardent par leur forme un aspect très abstrait, et en même temps, ils nous indiquent un rapport encore très présent à une réalité observée. L’artiste a sans doute observé réellement le Clair de Lune à Saint Germain et nous en donne une vision épurée, où seul compte le jeu des formes et des couleurs et leur organisation dans l’espace de la toile. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de montrer la ville telle qu’elle est, mais de donner à voir l’atmosphère qu’elle dégage.

Petit à petit, la peinture glisse vers une abstraction totale, est c’est seulement l’univers poétique des couleurs et des formes qui inspire des sensations. L’aspect narratif et figuratif disparaît complètement.



On voit alors de nombreuses études de jeux colorés, des recherches sur les nuances et les rythmes colorés, un peu comme en musique. D’ailleurs, de nombreux artistes étaient clairement inspirés par la musique jazz par exemple, voire, étaient eux-mêmes musiciens. La couleur est alors perçue comme une lumière dynamique. On compose avec les formes et les couleurs, comme on compose un morceau de musique avec des notes, des rythmes et des silences.

Paul Klee propose d’ailleurs un tableau qu’il titre Son Ancien. Cette recherche de gamme colorée (comme on parle de gamme musicale) capable d’exprimer le timbre d’un « son ancien », est indéniablement en lien direct avec cet univers abstrait et impalpable qu’est celui de la musique.

Miro, lui aussi réalise de nombreuses toiles où il ponctue de grandes surfaces colorées avec des rythmes de formes et de couleurs.

L’œuvre de Mondrian illustre très bien ce glissement de l’image qui part d’une observation objective et concrète de la réalité pour tendre peu à peu vers une abstraction progressive et de plus en plus radicale. En effet, il part de l’observation des réseaux de branches et réalise de nombreuses études afin d’en comprendre les principes complexes. Ses images sont de plus en plus dépouillées et même si elles semblent de plus en plus loin d’une quelconque figuration, un certain rapport à la réalité reste encore présent, de manière plus ou moins visible, de manière plus ou moins directe.



Petit à petit, ses études le portent vers une abstraction évidente où l’on perd totalement de vue l’aspect figuratif. Ses tableaux aboutissent à des structures extrêmement épurées de lignes et de surfaces colorées.

Parvenu à une telle sobriété de l’image, finalement, pour lui, il ne reste plus que l’essentiel. Sa recherche peut alors évoluer vers de nouvelles problématiques : une recherche inlassable sur la notion d’équilibre et sourd le poids des couleurs.

C’est un nouveau langage pictural libéré des représentations figuratives et créatives du monde, une expression hors figuration.
Grâce à ce glissement vers une peinture détachée de toute référence à la réalité, les artistes peuvent atteindre des éléments formels purs. Tout n’est plus que lignes, surface et couleur. La peinture peut enfin être travaillée pour elle-même, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une surface avec des jeux de lignes de formes et de couleurs.

De nombreux artistes développent des recherches à travers le signe, des graphies enfantines qui semblent parfois se rapprocher du « gribouillage ».

L’art abstrait marque une volonté d’annuler tout langage, de n’obtenir que des signes et des couleurs qui ne renvoient plus qu’à eux-mêmes. La couleur et les signes ne renvoient qu’à ce qu’ils sont. La couleur et les surfaces ne sont travaillées que pour ce qu’elles sont et rien d’autre.

Les peintres veulent exprimer librement leur sensibilité, l’intériorité de l’artiste, en se détachant des codes de représentation, en cherchant un langage qui lui est propre, tout en gardant une recherche esthétique évidente.

L’art abstrait va se radicaliser encore davantage à travers l’Avant garde Russe et va aboutir à une peinture d’abstraction absolue, dans un art qui n’a plus besoin de la réalité extérieure pour exister.
Un peu plus tard, Rothko du Colorfield painting va s’attacher lui aussi à ne montrer la couleur que pour ce qu’elle est, en exaltant toute son intensité de lumière et de rayonnement.